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Quel secret au XXI siècle pour les États ?
Plaidoyer pour une approche réaliste
« Le secret a mauvaise presse. Dans une société qui a érigé la transparence en vertu cardinale et où la sphère des secrets, qu’ils soient publics ou privés, s’est réduite comme peau de chagrin, une proposition de loi visant à renforcer la protection du secret des affaires en étonnera sans doute certains, prompts à dénoncer tout secret comme liberticide »
Ce commentaire que l’on trouve en introduction d’un récent projet de loi sur l’introduction d’un secret des affaires dans le corpus normatif national reflète bien la vision commune du secret. Cette vision, qui en fait une valeur négative est très prégnante chez les intellectuels qui ont préféré théoriser et disserter sur la transparence que sur le secret. Il n’est pour s’en convaincre que de se référer aux entrées des principaux ouvrages collectifs traitant de philosophie, d’éthique ou de stratégie. Aucun article n’est disponible sur le sujet . Le seul dictionnaire disposant d’une entrée est le Dictionnaire Constitutionnel . Son contenu est concis : « Ce terme désigne ce qui ne se divulgue pas ». Suit une notice traitant du Code pénal et du statut de la fonction publique qui contiennent des dispositions de protection et de sanction.
Les récents débats sur la diffusion massive de documents classifiés à l’occasion de l’affaire Wikileaks ou sur la protection des sources journalistiques ont confirmé, si besoin était, cette vision négative et suggérée antidémocratique du secret. Démocratie est accolée à transparence sans véritable démonstration. Ce postulat sert de base au fonctionnement des pouvoirs publics et se trouve à l’origine de nombreux textes coercitifs. Il est remarquable par contre de constater que les références historiques et philosophiques du concept de démocratie soient peu utilisées et que des penseurs majeurs comme Raimon Panikkar aient été très peu diffusés en Europe et tout particulièrement en France. Les conséquences politiques de cette occultation sont par contre visibles. A ne pas vouloir approfondir la question nous avons oublié que le terme de démocratie a largement été réécrit au travers d’un prisme faisant la part belle à une vision transformée de la pensée grecque.
Nous avons employé des termes comme « pouvoir » et « peuple » là où les grecs parlent de « régime politique », « d’administration » et de « majorité ». Thucydide, parlant de Périclès dans son histoire de la guerre du Péloponnèse nous donne des indications précieuses : « Notre régime politique (politeia) a pour nom démocratie parce que dans l’administration (oikein) les choses dépendent non pas du petit nombre mais de la majorité… cependant, si, dans les différends entre les particuliers, tous jouissent de droits égaux, nous pratiquons néanmoins la liberté dans notre vie publique… » Ce passage oppose en fait démocratie et liberté et reflète le caractère « fort » du régime démocratique incarné par Périclès qui a pu diriger Athènes pendant près de trente ans. L’invention de la démocratie par la Grèce est un raccourci qui occulte un fonctionnement des institutions bien plus brutal associant et opposant tour à tour le peuple à la force. De la même façon nous avons oublié la démonstration de Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795) qui explique que la démocratie ne peut que conduire au despotisme si elle est appliquée sans garde-fous. Cette occultation ne peut qu’aboutir à la destruction de l’histoire et de nos illusions.
Ce rapide focus historico- philosophique nous semble indispensable pour traiter à froid de l’utilisation du secret au 21éme siècle car il est indispensable de s’extirper du concept fusionnel de transparence et démocratie pour renouveler l’approche du secret.
Le siècle de la multiplication des connaissances - d’une société panoptique où il est de plus en plus difficile à l’individu de se préserver une sphère privée et aux Etats d’agir car concurrencés par des forces aussi puissantes qu’eux - ne peut se contenter de traiter l’utilisation du secret en creux de la transparence. Il y a des « ombres légitimes et des opacités vertueuses ». La protection du secret fait partie de cette sphère régalienne dont l’évolution a été contrariée par la persistance de mythes qui continuent de structurer l’action des décideurs politiques. En refusant de voir l’intrusion de plus en plus forte de l’économie dans la vie politique nous avons contribué à maintenir une approche totalement décalée de la transparence.
Notre vieux fond de réflexion nous a fait privilégier une vision du secret en raison de son essence et nous a fait oublier que le secret devenait de plus en plus relatif dans un monde de plus en plus ouvert. Ce qui est important aujourd’hui est de traiter le temps du secret et non le secret pour lui-même.
Notre approche mystique, quasi religieuse de notre environnement régalien est totalement déconnectée d’une approche économique du partage qui caractérise mieux notre environnement. Il est indispensable de rappeler que le droit du secret puise sa source dans un fondement religieux. Le secret est protégé, sa divulgation est sanctionnée, car le monde [sous entendre l’Etat] ne peut subsister que par le secret. Cette approche est celle du Zohar, traité des kabbalistes juifs du moyen âge.
Elle est issue des positions des gnostiques chrétiens défendant l’idée que le secret est indissociable de la connaissance et que seule une infime élite est digne de la partager .
La défense du secret voisine avec les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, la trahison, l’espionnage, les atteintes aux institutions de la République, l’intégrité du territoire national, et les atteintes à la sécurité des forces armées. Selon une récente analyse de la Commission consultative du secret de la Défense nationale (CCSDN), il s’agit d’un élément constitutif de la sûreté de l’État auquel le législateur a voulu conférer un cadre juridique particulièrement fort.
Cette approche est exclusivement tournée vers le secret de la Défense nationale . À ce titre, les notions de " secret diplomatique ", de " secret industriel " ou de " secret recherche " n’ont, par exemple, aucun fondement juridique. Le dispositif s’enracine donc dans une approche très étatique. La légitimité étatique fonde le secret de la défense nationale conçu comme un bouclier protéiforme mais qui nécessite tout de même pour être activé ce transit par l’Etat. La nécessité impose donc de tenir secrètes les informations dont la divulgation serait de nature à nuire gravement aux intérêts fondamentaux de la communauté nationale. Cette approche montre ses limites, car elle conditionne l’utilisation du secret pour protéger le patrimoine intellectuel et scientifique du pays à la reconnaissance d’atteintes aux intérêts fondamentaux.
Si le dispositif présente un intérêt indéniable dans un contexte de concurrence internationale exacerbée et de terrorisme diffus, il apparaît tout de même plus approprié pour garantir à une nation, son organisation de défense et la sécurité de ses alliances, plutôt que pour protéger l’ensemble de son système économique. La protection du patrimoine intellectuel et scientifique va aller de soi quand elle entre dans ce cadre, elle sera plus complexe à mettre en œuvre dans la vie économique quotidienne.
Faisant confiance à la plasticité de notre droit, nous avons cru qu’en ne fournissant aucune définition ratione materiae des informations ou des objets qui peuvent ou doivent tomber sous le coup du secret de la défense nationale nous pourrions couvrir l’étendue des problèmes à traiter. Le législateur n’a donc pas souhaité définir le champ du secret.
Aussi, le principe de base fait que l’obligation de respecter le secret de la défense nationale s’applique à toute personne, à tout département ministériel et à tout organisme public ou privé, où sont émises, reçues, traitées, mises en circulation ou conservées, des informations intéressant la défense nationale et la sûreté de l’État telles que les définit l’ordonnance du 7 janvier 1959. Ces informations doivent être protégées, qu’elles relèvent du domaine militaire, ou de quelque autre domaine que ce soit, notamment politique, diplomatique, scientifique, technique ou économique.
Chaque département ministériel a ainsi « le devoir » de définir, à l’usage des citoyens, ce qui doit être protégé. Sous leur autorité, ce devoir incombe de la même façon aux fonctionnaires auxquels, le cas échéant, ils ont délégué cette compétence. La décision de classification est normée, elle se manifeste par l’apposition de marquages traduisant les niveaux de classification connus : très secret défense, secret défense, confidentiel défense. A chaque niveau correspond un certain nombre de règles dont le non-respect engage la responsabilité pénale des personnes qui les enfreignent, et qui touchent à l’élaboration, la (non) reproduction, la circulation, la conservation, la destruction, mais aussi la diffusion et l’usage des documents ou objets classifiés. C’est donc un faisceau de critères de présentation matérielle qui vont conférer à une information matérialisée la qualité d’information ou d’objet classifié.
Cette description succincte mais suffisamment complète du dispositif de protection du secret montre bien que ce qui prime, n’est pas tant le sujet ou le contenu de l’information à protéger que la décision de la classer. Le processus de classement participe ainsi pleinement à la constitution de l’Etat et de ses composantes et va les conforter dans leur pouvoir et leur droit. Ainsi entendu, le secret va surtout créer une inégalité entre celui qui sait, celui qui a le pouvoir de classer et celui qui ne peut savoir ou croit savoir.
La gestion du secret est donc consubstantielle à l’Etat. Celui qui classe, comme celui qui est autorisé « à en connaître » participe à une sorte de mission sacrée prestigieuse, plus négative que positive. Il s’agit tout à la fois de défendre et de tenir en échec la communication. Cette conception, adaptée à la défense statique de l’Etat, l’est moins pour défendre une chaîne de valeur économique où intérêts publics et privés sont imbriqués et où le concurrent du premier semestre peut être le partenaire du second semestre…
L’intervention de l’Etat doit être minimale sauf à garantir la sanction des dispositifs imaginés par chaque chaîne de valeur pour se protéger, mais aussi pour conquérir de nouvelles parts de marchés. Cette nouvelle approche réhabilite l’utilitarisme et la promotion d’une éthique conséquentialiste qui présente l’avantage d’être tournée vers le futur. C’est ce que promouvait Jérémy Bentham au XVIIIème siècle en expliquant que ce qui produit les meilleures conséquences est aussi le meilleur. Si le but principal est la recherche du bonheur, les buts secondaires pour y parvenir sont la subsistance, la sécurité, l’abondance et l’égalité, tout en reconnaissant que la subsistance a priorité sur l’abondance et la sécurité sur l’égalité.
Quelle évolution possible
L’une des solutions possibles, sauf à régresser et à limiter les flux d’information consiste à se donner les conditions de créer une gestion individualisée et responsable de l’information. Nous pensons aussi qu’il faut distinguer confiance et sécurité. La sécurité est un modèle économique (y compris pour l’Etat) tandis que la confiance est une relation interpersonnelle primordiale et donc, préalable à toute question pécuniaire. Les deux notions se meuvent dans des plans différents et un traitement classique de la gestion de l’information ne permet pas de résoudre le paradoxe exposé plus haut. Plutôt que de traiter la sécurité uniquement par des habilitations individuelles, mieux vaut la fonder sur une stratégie intégrant le besoin d’appartenance à un groupe.
Le dispositif de protection adapté à notre époque doit donc reposer sur des échanges d’information dont les limitations ont été préalablement consenties. Seule une telle refondation peut garantir un exercice des libertés compatible avec les aspirations des citoyens à bénéficier tout à la fois d’un bien-être économique et de sécurité. Elle permet la réalisation d’échanges d’informations sur la base d’un consentement entre utilisateurs qu’ils soient publics et privés
La principale difficulté pour que cette évolution se traduise dans les faits réside dans la connaissance véritable de nos vulnérabilités et à disposer d’une stratégie d’action. Cette stratégie doit intégrer des espaces de secrets pour les États qui sont les garants ultimes des libertés individuelles. Que cet espace de secret soit le plus restreint possible semble évident mais il faut bien évidemment tenir compte que la sécurité s’accommode mal de l’instantanéité dans sa gestion. Le problème, aujourd’hui, est que particuliers et États semblent déboussolés. Les premiers n’hésitent pas à faire partager leur vie privée sur internet et les seconds éprouvent des difficultés à savoir doser la part de secret qui leur est nécessaire pour fonctionner .
Ces lignes sont extraites d’un article
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Publié dans les Cahiers de la Sécurité
N° 19 de la nouvelle série
Éditeur : La Documentation française ; mars 2012