--> Comprendre les crises (12) : Lire ou relire Walter Lippmann
07 sep 2013
Comprendre les crises (12) : Lire ou relire Walter Lippmann

Les ouvrages de Walter Lippmann, Le Fantôme de l’esprit public et l’Opinion publique publiés dans les années 20 puis La Cité libre en 1938 livrent une analyse des démocraties occidentales confrontées à un monde de plus en plus complexe et nécessitant un recours à l’expertise de plus en plus fort.
Ces ouvrages ont pour point commun de décortiquer tout à la fois les faiblesses de l’État-providence et les insuffisances du libéralisme économique fondé sur le « laissez-faire ». Ils montrent aussi la tentation des États à recourir à des experts dont la toute-puissance peut être source de désillusions si elle n’était pas encadrée par des contre-pouvoirs.
Pour contrecarrer de telles dérives, Lippmann est convaincu de la nécessité d’une refondation de la théorie de la représentation et de la notion même de public. L’illusion est de croire est qu’il existerait un public, porteur de l’intérêt général, alors qu’il existe plusieurs publics. Les experts sont indispensables mais leur contribution doit être pensée comme une aide chargée de « rendre intelligibles les faits non apparents ».
L’expertise ne peut être confisquée par les gouvernants pour renforcer leur pouvoir ou au contraire être utilisée pour justifier un immobilisme « protecteur » bien pratique quand on succombe à la peur du progrès. La tendance des Etats modernes à glisser vers un système dont le ciment serait "l’union de la science et du gouvernement" lui apparaît comme la dérive ultime.
La démonstration de Lippmann a le mérite de bien identifier les écueils de la démocratie. Des lois pensées comme des commandements de vie poussent vers le totalitarisme si le lien pouvoir central et peuple est privilégié. Elles vont au contraire dériver vers un individualisme et un libéralisme débridé si au contraire, elles sont pensées comme des transactions, des compromis entre pouvoir central et peuple.

Les deux systèmes peuvent fonctionner tant qu’il n’y a pas de crise venant révéler l’impuissance du système de gouvernance. Nous avons connu les crises générées par le collectivisme au nom de l’égalité et celles générées par le libéralisme. Pourtant notre mode de pensée a peu changé et nous sommes entrés dans le 21éme siècle avec un logiciel quasi identique à celui du 19éme siècle. Lois et institutions n’ont que peu évoluées alors que l’ensemble du système productif mondial a été bouleversé. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés n’a pas beaucoup changée depuis Lippmann. Elle est de trouver la bonne place pour le curseur « démocratique » qui doit générer des lois respectueuses de l’être humain pris comme individu, tout en ayant à l’esprit qu’il constitue une société. La mauvaise réponse à ce dilemme est de privilégier une approche par communautés ou collectivités qui ne peut conduire selon lui qu’à la confusion morale qui précède l’effondrement sociétal et politique.
Lippmann est un pragmatique.
Il a constaté avec la première guerre mondiale que sa vision première qui faisait confiance dans la raison et dans l’intelligence des élites n’était plus en phase avec les réalités d’un monde qui amorçait sa transformation profonde avec un poids de plus en plus fort du fait économique. Son projet de régulation décrit dans la Cité libre est certes d’inspiration libérale, mais il est compatible avec les apports de Keynes.
Friedrich Hayek sera également inspiré par les travaux de Lippmann. La conclusion de son ouvrage majeur Droit, législation et liberté (1979) mérite notre attention car les dangers décrits dans la Cité libre demeurent.
Ce n’est pas la démocratie qui se délite mais les mythes autour desquels nous l’avons fait vivre depuis la révolution industrielle. « je crois que les gens découvriront que les idées les plus répandues qui dominèrent le 20éme siècle, celle d’une économie planifiée avec juste distribution, celle de la libération personnelle par le rejet des refoulements et de la morale traditionnelle, celle de l’éducation permissive comme voie vers la liberté et celle du remplacement du marché par un arrangement rationnel confié à un corps politique doté de pouvoirs coercitifs – étaient toutes des superstitions au sens strict du terme…. La cause en est une surestimation de ce que la science a accompli, non pas dans le champ des phénomènes relativement simples où elle a été extraordinairement efficace mais dans le domaine des phénomènes complexes ; car dans ces derniers l’application des techniques qui ont si bien réussi dans les phénomènes simples s’est révélée très trompeuse… »

Lippmann, comme Hayek ne peuvent être réduits à la dimension de théoriciens du libéralisme. La simple lecture attentive de leurs ouvrages montre qu’ils sont tous deux de grands philosophes sociaux et d’ardents défenseurs d’un État régalien fort construits sur une combinaison de démocratie populaire et de démocratie libérale.

En savoir plus :
W Lippmann, né en 1889 à New York est mort en 1974.
Journaliste au New Republic, au World, au New York Herald Tribune et à Newsweek.
Il est notamment à l’origine de l’expression « fabrique du consentement »
Public Opinion, New Brunswick, 1922 ; puis Transaction Publishers 1998.
The Phantom Public, 1925 ; New York, Harcourt Brace.
La cité libre ;1938 ; Réédité en 2011, aux Belles Lettres.
Francis Urbain Clave « Walter Lippmann et le néolibéralisme de La Cité Libre ». Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy 1/2005 (n° 48), p. 79-110.
Site de Bruno Latour pour lire sa préface de l’édition française sur le fantôme de l’esprit public.
http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/111-LIPMANNpdf.pdf

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